Nourrir le corps
La vie se nourrit avec la mort, l’adepte le constate aussi, et se demande surtout : comment devenir immortel en mangeant des choses qui vont mourir ? Des pratiques corporelles parfois nuisibles à la santé se déduisent de cette logique, transformer la chair en vie imputrescible. Par l'ascèse, l’adepte cherche à réveiller l’embryon qui résiderait dans son nombril. À cette force de croissance et de génération, il prête la vertu du serpent, de pouvoir muer. La dépouille actuelle est transitoire, une autre plus durable peut lui succéder, du moins si l’on se nourrit suffisamment bien : le principe vital.
Le taoïsme a affiné les techniques respiratoires à un degré que l’on ne rencontre que dans le yoga. L’historien occidental peut y chercher des influences, les textes yogis sont antérieurs: "les idées taoïstes sur la circulation du souffle dans l'organisme et la possibilité d'en régler le cours par une technique respiratoire et physiologique pourraient fort bien être venues de l'Inde en Chine dès les siècles immédiatement antérieurs à l'ère chrétienne […]. L'emploi de mots indiens dans le vocabulaire technique du Taoïsme apporte parfois la preuve décisive d'une influence indienne".
Les taoïstes ont découvert l’originalité de leurs techniques en les comparant à celles importées par les bouddhistes. Le Yoga dans la tradition hindoue préconise une respiration profonde et continue, afin de détacher la Conscience des flux psychiques (Citta vritti) illusoires, pour que l'atmân rejoigne le brahman. Les Chinois ont une métaphysique et une technique différente. Ils cherchent à retenir le souffle le plus longtemps possible. Cette apnée a des effets psychotropes différents, accompagnés de représentations. L’air, le Qi, est considéré comme la substance de tous les corps. L’adepte, en respirant, régénère sa matière, avec un accompagnement mental de la sensation d’air dans une anatomie sentie, la circulation du souffle. Un occidental peut se faire une idée de ces exercices avec la sophrologie, expérimenter l’effet à long terme demande un engagement plus important.
L’attitude scientifique à l’égard de la médecine est révélatrice d’une rupture avec le taoïsme antique, de l’influence de l’idéal confucéen à partir des Han, et du rendez-vous manqué avec une méthode plus expérimentale. Zhuangzi raconte la fable diversement interprétée d’un boucher trouvant le Dao du monde en découpant des carcasses. il n’y a pas encore d’intention scientifique, mais au moins, l’obstacle épistémologique du mépris pour les métiers du sang est levé. Seulement par la suite, à "la différence des Grecs et des Hindous, les Chinois n’ont jamais pratiqué la dissection comme procédé courant d’étude. On cite deux séries de dissections, à mille ans de distance, l’une dans les premières années du 1er siècle de notre ère, l’autre au milieu du XIIe siècle".
Les premières observations ont aidé à construire une image du corps servant de support à une anatomie symbolique, à l’aide de correspondances entre les organes et les éléments. Les observations suivantes ont été réfutées lorsqu’ elles ne confirmaient pas les théories, en arguant que le corps d’un condamné à mort n’était pas de même nature que celui d’un sage taoïste ayant médité toute sa vie.
D’après les chroniques, la vie d’un bon taoïste dure au moins 90 ans (nombre symbolique), âge auquel l’embryon doit se réveiller pour survivre à l’enterrement. Dans sa tombe, il ne laissera que sa ceinture et son bonnet, ou un bâton, poursuivant son immortalité heureuse dans un coin de pays où il n’effraiera pas la société. Un aspirant le cherchera pour lui demander son secret, ainsi se perpétue la croyance. Il est difficile d’en mesurer l’adhésion, elle inspire encore des fictions.
Nourrir l’esprit
Du taoïsme, on connaît d’abord l’individualisme libertaire de Zhuangzi, on lit plus rarement un pragmatisme dans la mystique du Dao de Jing, enfin le plus souvent, la morale développée dans les courants collectifs est ignorée. C’est cet aspect qui est développé ici, car il s’exprime à la même époque que les idéaux de longévité, même s’il contredit en partie le taoïsme antique.
Le taoïsme est une quête individuelle de la Panacée, la recette qui rendra immortel. La séparation entre les vivants et les dieux n’est pas ferme, le panthéon est en croissance continue. Il y eut des intentions d’organiser ces légions en hiérarchies, qui empruntent les divisions administratives des fonctionnaires impériaux. Le taoïsme n’a pas exactement développé une mythologie, dans le sens d’une généalogie de personnes divines dont s’extraient des vertus. L’abstraction ayant déjà été opérée dans la théorie des cinq éléments, le problème théologique est plutôt de ramener la variété des figures à ces principes.
Le Yi Jing易经 (classique des mutations) n’est pas spécifique aux taoïstes, mais il a traversé les six dynasties (IIIe et IVe siècles) grâce à eux. Ils poursuivirent les spéculations ésotériques des Han, en ajoutant leurs commentaires que le néo-confucianisme reprit. Les trigrammes sont un support de méditation, servant aussi à la composition de talismans et aux rituels.
Des pratiques, des taoïsmes
Si la quête d’immortalité transcende la variété des pratiques taoïstes, il n’y a cependant pas d'unité des religions taoïstes. La respiration et les régimes par exemple, sont décelables dans plusieurs couches sociale, mais avec un sens différent.
L’étude du mystère xuanxue 玄学 (250-350) engage des aristocrates sans espoir de carrière dans la "causerie pure", où ils renouvellent la spéculation théorique et le commentaire. Ils mènent une vie épicurienne entre amis (les sept sages du bosquet de bambous), cultivant aussi bien les souffles que le vin. À cette époque, le taoïsme influence la calligraphie, la peinture et la musique.
Les expressions de masses de type maîtres célestes les utilisent comme voies initiatique de progression vers les grades d’une église organisée, avec rituels et panthéon.
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